« Allons manger à Canudos ».
C’est avec cette phrase empruntée au colonel que l’historien humoriste youtubeur Eduardo Bueno introduisait, avec la dérision qui le caractérise, l’épisode tragique de la guerre de Canudos. Cette guerre, voulue comme un élément majeur du roman national, ne préfigure-telle pas en fait les déchirures anthropologiques du Brésil actuel ? C’était la guerre de deux Brésils, celui des villes et celui des champs, celui de la jeune République « moderniste » contre des tenants de la monarchie disparue, celui d’une modernité intransigeante contre un monde d’oubliés de l’histoire et de la géographie. Peut-être était-ce avant tout le refus par les édiles positivistes de Rio d’une utopie que d’aucuns qualifieront par certains aspects de libertaire et par d’autres de réactionnaires. Par sa résistance contre l’ordre établi, contre les canons de la modernité (au sens premier car l’artillerie flambant neuve sortait des manufactures d’armement allemandes), le prédicateur mystique Antonio « le conseiller »Maciel semblait ébranler les certitudes de la République fédérale, auréolée de sa bannière positiviste « Ordre et progrés ». L’intransigeance de la réponse de la République et de son armée, contre des ères en guenille marquait la malédiction originelle du Brésil, née dans la violence de l’esclavage et du massacre des Indiens. La certitude de la supériorité des valeurs de l’institution a négligé ou réprimé celles des minorités du pays, entités négligeables et sans droits aux yeux des puissants. En définitive, Canudos fut une nouvelle version de la controverse de Valladolid, avec comme Bartolomé de La Casas, le journaliste et ancien militaire positiviste Euclides Da Cunha qui allait statuer sur le droit des habitants de Canudos de vivre dignement (malgré un certain rejet du métissage qui selon lui était une « régression »), renvoyant dos à dos les impérities et la violence de l’armée brésilienne et ses valeurs positivistes et celle des « cangaceiros » de Canudos. Pour Josué de Castro, comme pour Euclides Da Cunha, le Nordeste est une terre aussi stérile pour l’agriculture qu’elle est fertile pour les tragédies. La guerre de Canudos illustre bien cette « malédiction » que les deux grands auteurs ont présenté comme gravée dans le marbre de l’histoire sociale du Nordeste.
Canudos commence comme une utopie à partir des années 1890. Dans ce sertao bahianais frappé régulière « Secas » (périodes de sécheresse), l’exploitation collectives des terres de la fazenda Monte Belo a permis de manière presque christique, de faire sortir des fruits des entrailles d’une terre stérile. Cette utopie serait née de la volonté d’un illuminé, Antonio Maciel, dit le « conseiller », de créer une société qui vivrait sous les préceptes de la Bible, loin des valeurs mécréantes d’une République qui dés sa création en 1889, allait se séparer de l’Eglise ». La fidélité d’Antoine le conseiller à l’empereur déchu apparaissait comme un soutien à un système politique qui reconnaissait l’Eglise catholique romaine comme le pilier intangible de l’empire brésilien. La rejet de la République par Maciel a cependant été interprété par les « colonels » (hommes politiques locaux de l’Etat de Bahia) comme un danger pour la jeune République et qu’il fallait abattre pour prévenir toute contagion dans un Nordeste secoué par des convulsions révolutionnaires motivées par la faim, la misère et l’oppression dans les fazendas. Dans ces grandes exploitations latifundiaires, les propriétaires »colonels » et roitelets locaux étaient d’importants hommes politiques qui allaient faire rapidement appel au gouvernement brésilien. Antoine le Conseiller poussait en effet le peuple à refuser de payer des taxes injustifiées. Ce cangaceiro mystique, comme le surnomme Eduardo bueno, va prêcher dans les terres brûlées du Sertao. Ses fidèles de plus en plus nombreux, vont reconstruire les stèles abandonnées dans les cimetières, recouvrir de chaux blanche le mur des églises, suivant leur maître spirituel dans sa vie d’ascétisme et de méditation.
En 1890, ils sont déjà plus de 8000 à suivre cet ascète si maigre, que l’on croyait toujours le voir de profil, comme le dira avec humour Mario Vargas LLosa dans son roman « la guerre de la fin du monde ». Ils vont s’installer dans cette fazenda abandonnée de Monte Belo qui va ensuite prendre le nom de la tragédie éponyme : Canudos. Rapidement, 5000 maisons allaient sortir de terre, regroupant plus de 20 000 personnes dans cet autre Brésil en 1895. L’agriculture des premières heures qui reposait sur la culture du manioc et du haricot noir et sur l’élevage de caprins allait permettre d’assurer l’auto-subsistance la communauté.
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En 1895 survint l’élément déclencheur d’une « guerre d’anéantissement » menée par la République et son armée auréolée des idéaux positivistes contre une armée de gueux qui allaient payer du prix du sang leur outrecuidance, celle de s’opposer à un gouvernement qui n’avait pourtant cure de ces populations des périphéries oubliées. La communauté avait acheté de nombreux madriers de bois dans la commune de Juazeiro, » capitale » de la partie nord de Bahia. Pourtant, ce bois ne leur fut jamais livré. Le conseiller décida de récupérer son bien et se rendit dans la petite ville de Juazeiro, accompagné de 300 fidèles. Ce fut la police qui les reçut, à la demande du maire de la ville, effrayé par la venue de ces « fanatiques ». 150 compagnons de Antonio furent tués…contre 10 dans les rangs de la police. Pourtant, cette algarade fut consigné comme un « affront » inacceptable des opposants à l’armée de la république. Antoine le conseiller s’était de plus illustré (sans jeu de mot) par l’écriture de pamphlet anti-républicain et pro-royaliste et refusait de payer les impôts que l’administration lui demandait, arguant que l’Etat n’avait jamais prêter aucun service à Canudos. En réponse, 586 soldats furent envoyés à Canudos en janvier 1896, sous les ordres du major Febronio. Cette fois, les troupes envoyées par Rio furent prises dans une embuscade et rapidement mises en déroute par les nervis d’Antoine le conseiller. Il fallut bien 4 expéditions militaires pour mettre fin à cette « hérésie ». Les cangaceiros, habitués àa caatinga occasionnèrent de terribles pertes à cette armée moderne, équipée de canons Krupp flambants neufs, sortant des forges prussiennes. La troisième expédition réussit à atteindre Canudos et entra dans la ville mais les actions de guerrilla urbaine des cangaceiros mirent une nouvelle fois en déroute une armée dans un combat que l’on qualifierait aujourd’hui de « dissymétrique », à l’image de la guerre du Vietnam. Lors de la 4ème expédition, il fallut 10 000 hommes et de lourds canons pour venir à bout de « l’utopie » de Canudos. Une grande partie des 25000 habitants fut passée par les armes.
Dans les lectures modernes de cette tragédie, d’aucuns pourront y voir les fractures actuelles du Brésil. Euclides Da Cunha lui-même, établissait quelques conclusions qui aujourd’hui sont des vérités pour la construction d’un Brésil qui intégrerait ses « périphéries intérieures » et tordrait le cou aux contradictions qui le déchirent et dont le président actuel n’est somme toute que l’expression la plus visible de l’extérieur.
« Au lieu de massacrer les révoltés de Canudos, il eût donc été plus judicieux de les instruire, par degrés, d’envoyer des maîtres d’école aux sertanejos fourvoyés dans la barbarie, en assurant d’abord, comme préalable, la garantie de l’évolution sociale. Da Cunha finalement renvoie dos à dos le mysticisme rétrograde et la modernité brutale s’imposant sans égards, et postule que les contradictions culturelles entre le sertão porteur d’une synthèse des forces vives issues de l’histoire, et la « civilisation » factice du littoral héritière de la colonisation, tournée vers l’Europe et l’Atlantique, pouvaient se résoudre dans une troisième voie : celle de l’intégration politique de ces « rudes compatriotes » provisoirement écartés du « progrès » et « plus étrangers dans ce pays que les immigrés européens ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_Canudos