Le Nordeste brésilien :
Pour les géographes, les économistes et…les Brésiliens du Sudeste et du Sud, le Nordeste est la région à problèmes du Brésil. Pour les historiens et les sociologues, c’est un espace riche de 5 siècles d’histoire où les racines du Brésil puisent leur essence. Pour les voyageurs, c’est une terre de clichés, où les plages qui ont donné aux découvreurs un avant-goût de paradis se disputent la faveur des cartes postales avec les villes coloniales. Peut-être est-ce la région à la plus forte identité. Pourtant ses immenses atouts restent souvent inconnus des touristes brésiliens et internationaux. Hormis les littoraux, une grande partie de cette région est restée à l’écart du tourisme, comme elle est restée à l’écart du développement. La création de la superintendance de développement du Nordeste (SUDENE) ne pourra redynamiser l’ancien cœur économique du Brésil dont les structures féodales basées sur l’économie sucrière décrites dans l’ouvrage princeps de Gilberto Freyre « Maitres et esclaves » vont contribuer au maintien d’une société inégalitaire et clientéliste. L’industrie moderne va peiner à établir ses quartiers dans cet angle-mort éloigné du cœur économique moderne.
Bahia : A l’origine du mythe
Salvador de Bahia, capitale de l’Etat éponyme, est une des plus grandes municipalités du pays, et une étape quasi-systématique lors des séjours au Brésil. Pourtant, comme le rappelle Pedro de Vasconcelos (1999), très peu de monographies s’intéresse à ce centre devenu périphérique à la suite des bouleversements territoriaux brésiliens. Première capitale brésilienne, elle a été une des rares métropoles extra-européennes à pouvoir concurrencer démographiquement et économiquement les villes du vieux continent. De ce passé colonial prestigieux, il reste un patrimoine important mais tombé en désuétude depuis la perte de sa fonction de première capitale du Brésil en 1763. Le classement par l’UNESCO du quartier historique du Pelourinho a permis de valoriser une extraordinaire richesse architecturale liée à son histoire. Salvador, à l’image du Nordeste tout entier, ne s’est jamais remis du déclin du cycle du sucre. Elle reste cependant le cœur d’un Etat vaste à l’immense potentiel touristique lié à une incontestable biodiversité et à une épaisseur historique réelle pour un pays relativement neuf. Comme le rappelle le géographe canadien Yvan Desbiens « L’analyse de la ville de Salvador de Bahia au nord-est du Brésil exige une mise en relation incontournable des dimensions historiques, coloniales et sociologiques dans la compréhension du pluralisme de la réalité brésilienne ». Yvan Desbiens, « Salvador de Bahia : Réflexions sur une cité mystique à résoudre », Téoros [Enligne], 23-3 | 2004, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 15 octobre 2013. URL : http://teoros.revues.org/754. La réalité bahianaise est donc plurielle et complexe, elle est hier aujourd’hui et demain. Elle illustre la complexité de la construction des métropoles émergentes. Ses dynamiques internes sont quelquefois limitées par une gouvernance en souffrance devant tant de chantiers et de contradictions internes.
Le géographe bahianais Milton Santos (1968) la décrivait comme une métropole incomplète. L’industrialisation initiée par les gouvernements militaires n’a pas transformé cette cité mystique en pôle industriel national. » La ville de Salvador est une ville dortoir récréative, culturelle, administrative, touristique et son nouveau poids démographique en fait un centre commercial métropolitain tourné autant vers le marché interne qu’externe. Elle devient la métropole du Nordeste, selon les indices récents de sa progression économique et démographique. Son dynamisme est surtout fondé sur de riches événements et des circonstances historiques dans un lieu physiquement agréable ». Sa géographie et sa démographie ont poussé ses limites au-delà des espaces denses des centres, le long de voies rapides à l’américaine qui accompagnent le développement de quartiers modernes. Des périphéries choisies (par les classes moyennes) aux périphéries subies (par les pauvres chassés d’un centre « reconquis »), Salvador de Bahia présente les maux de nombreuses métropoles brésiliennes, violence, misère et inégalités. Cette Janus, qui aurait trois visages et non deux, celui de l’histoire, celui de la modernité et celui de la misère (Vasconcelos, op.citée) est une des villes du Brésil et de toute l’Amérique latine à l’identité la plus forte.
– Une histoire qui nait de la forteresse bahianaise…
Le site de Bahia, promontoire qui surplombe la baie de tous les Saints de 60 mètres, a été choisi par les envoyés du roi du Portugal pour protéger la baie et assoir l’autorité de la couronne lusitanienne dans la Terre de la Vraie Croix (Vera Cruz). Tomé de Sousa à partir de 1549, va y construire une ville qui concentrera pendant plus de deux siècles le pouvoir économique et politique. La coexistence des pouvoirs spirituel et temporel va couvrir la ville haute, espace intra muros originel, d’une densité exceptionnelle d’édifices renaissance adaptés au style colonial qui donne aujourd’hui encore à cette ville une physionomie particulière qui lui a valu le classement au patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO. Pendant plusieurs siècles, esclaves et maîtres, clercs et laïcs, civils et militaires vont y créer des palais baroques, des lieux publics, des églises et des couvents, des casernes et des entrepôts. La splendeur de la ville s’expliquait par les ors de sa fonction de capitale, mais également par sa fonction économique stratégique portuaire, premier port d’exportation sucrier et, malheureusement, premier port négrier, car le cycle du sucre, qui créera la richesse d’antan du Nordeste et sa misère actuelle, sera très demandeur en main d’œuvre servile. Aujourd’hui encore, la ville haute et la ville basse offrent deux visages complémentaires. La ville basse est elle est séparée, par un escarpement d’une soixantaine de mètres, de la frange côtière, où se sont développées les fonctions portuaires et commerciales de la ville. Le fond de la baie, marécageux et insalubre, est devenu le lieu d’élection d’un très important habitat spontané, souvent semi-lacustre (immenses favelas sur pilotis, ou alagados) ; en revanche, au nord, le long des plages atlantiques, se sont développés des quartiers résidentiels et touristiques (Unesco). Aujourd’hui, la stratégie d’industrialisation a surtout permis de développer le port de Aratu et le complexe pétrochimique de Camaçari mais la zone métropolitaine de Salvador est peu industrielle.
– Bahia, Rome noire, ville mystique
« En fonction de cet apport de population ancien, sédimenté par les siècles, une culture unique s’est formée, due surtout à la présence noire » (De Vasconcelos, 1999).Ville creuset de la brasilianité, (Droulers, 1999), c’est pourtant une métropole régionale qui jouit d’une extraordinaire singularité. Sans doute est-elle la moins nordestine des métropoles du Nordeste (ibidem). Le caractère africain y est présent en chaque personne, chaque lieu, coexistant avec le christianisme des origines, imposé par le colonisateur. Ces « circonstances historiques » ont fait de Salvador une cité mystique. Cette Rome noire est un haut lieu du syncrétisme afro-brésilien. La ville aux 367 églises, comme la surnommait l’écrivain Jorge Amado, un autre de ses glorieux fils, propose, avec les villes coloniales du Minas Gerais, les plus beaux exemples d’édifices baroques, aux voûtes plissant sous de pesantes dorures. L’église Sao Francisco est un des exemples les plus édifiants de la richesse de l’architecture religieuse bahianaise. La richesse des maîtres s’exprimaient ainsi également par la splendeur des églises qu’ils finançaient et où ils se faisaient enterrés jusqu’à ce que les hygiénistes repoussent hors les murs ces pratiques. Les esclaves eux-mêmes avaient leurs églises. Parallèlement, les cultes afro-brésiliens du candomblé, nés des interdictions de l’Inquisition, attirent désormais sur les mille « terreiros » (lieux de culte afro-brésilien) indifféremment bahianais noirs et blancs. Les fitas (petits rubans), aux couleurs des orixas (divinités afro-brésiliennes) sont pieusement arrimées aux grilles des églises, comme à « Senhor do Bonfim », édifice religieux symbole du syncrétisme. L’exception bahianaise » s’exprime aussi dans une expression musicale variée qui a su moderniser ses rythmes traditionnels souvent débarqués des cales des navires négriers. Les groupes de blocos ou de Axé-musique comme Olodum peuvent remplir des stades immenses dans toutes les villes brésiliennes. La cuisine bahianaise est elle-même une fusion des traditions alimentaires « caboclas » (indienne et noire) de la ville, où l’huile de palme (dendê) apparait comme un condiment quasi-exclusif. Elle est souvent d’origine cultuelle. Les Bahianaises qui servent les acarajés dans leurs vêtements blancs arborent des tenues comparables lors des cérémonies de candomblé où les incantations se font encore en Yoruba, langue des origines des esclaves, et toujours parlée au Nigeria. La capoeira, lutte dansée des esclaves, a conquis le monde à partir de Bahia. Associée à l’imagerie bahianaise, cette fusion d’art martial et de danse, est née également des rapports ancillaires, du jeu ambigu de la séparation et de la fusion entre maîtres et esclaves que Gilberto Freyre a su décodé avec une infinie précision dans son ouvrage princeps « Maitres et esclaves », liens permettant de comprendre la complexité de la société brésilienne contemporaine. L’anthropologue et photographe Pierre « fatumbi » Vergé a magnifiquement mis en valeur la fierté d’une africanité à la base de l’identité bahianaise.
Visiter Salvador
Commencer un voyage au Brésil par Salvador semble s’inscrire dans la logique historique des découvreurs. La « baie de tous les Saints » est une étape importante pour appréhender le Brésil car il s’y juxtapose dans un désordre apparemment organisé les différentes strates historiques et sociales du Brésil. Les contradictions, les enjeux et les richesses du Brésil moderne y apparaissent exacerbés par l’extraversion de la société bahianaise. L’ancienne capitale est un joyau architectural, culturel et anthropologique. Les églises baroques, la musique et la capoeira ne constituent que quelques-uns des attraits de la ville. Creuset de la brésiliénité, la richesse de l’ancienne capitale réside dans un peuple bahianais fier de ses racines africaines. Malheureusement, la pauvreté est aujourd’hui un mal endémique que l’industrialisation entreprise dans les années 70 n’a pu vaincre. La violence, son indissociable compagnon de misère, y est omniprésente. Pourtant, ici comme dans les autres métropoles brésiliennes, le voyageur prudent saura s’en préserver sans pour autant la considérer comme une fatalité inscrite dans le marbre de la mondialisation.